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La tempérance : une vertu à contre-courant ?

Vertu chère aux philosophes grecs ou aux Pères de l’Église, qui y voyaient l’un des meilleurs moyens de refréner les mauvais penchants de la nature humaine, la tempérance semble avoir fait son temps. Cette vertu, qui invite à la modération dans les plaisirs et les désirs, ne sent-elle pas l’eau tiède et la morale pour dames patronnesses ?
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30 mai 2018

Vertu chère aux philosophes grecs ou aux Pères de l’Église, qui y voyaient l’un des meilleurs moyens de refréner les mauvais penchants de la nature humaine, la tempérance semble avoir fait son temps. Cette vertu, qui invite à la modération dans les plaisirs et les désirs, ne sent-elle pas l’eau tiède et la morale pour dames patronnesses ?

Dans un monde qui va toujours plus vite, où il faut « surperformer » et se transcender dans tout ce que l’on entreprend, à quoi bon les appels à la mesure, à la retenue, à l’autodiscipline un brin masochiste ? Et pourtant, la tempérance a encore beaucoup de choses à nous enseigner…

Connais-toi toi-même… et maîtrise-toi

Valeur « vieux jeu », la tempérance ? Sans nul doute si l’on veut dater l’époque de sa promotion : l’Antiquité grecque. Dans la philosophie platonicienne, elle constitue avec le courage, la sagesse et la justice l'une des quatre vertus cardinales, ces vertus qui font « l'homme raisonnable » caractérisé par le sens de la mesure, la maîtrise de soi, le bon usage des désirs …

Comme l’écrit Platon dans le livre IV de La République, « la tempérance est en quelque sorte un ordre, une maîtrise qui s'exerce sur certains plaisirs et certaines passions, comme l'indique l'expression commune « maître de soi-même » ».

À ses yeux, la tempérance ressemble à « une harmonie », à un consensus, et l’on pourrait presque dire en termes modernes qu’elle est la mère de la cohésion sociale. « Répandue dans l'ensemble de l'État, elle met à l'unisson les plus faibles, les plus forts et les intermédiaires, sous le rapport de la sagesse, de la force, du nombre, des richesses, ou de toute autre chose semblable. Aussi pouvons-nous dire avec très grande raison que la tempérance consiste en cette concorde sur le point de savoir qui doit commander, et dans la cité et dans l'individu » (ce dernier étant partagé entre sa partie raisonnable et sa composante « désirante », ou animale).

L’écueil à éviter, à tout prix, est celui de la démesure - l’hybris -, véritable hantise des Grecs, dont la mythologie porte témoignage aussi bien que la philosophie, y compris celle d’Épicure (qui, loin de sa légende, prônait un usage modéré des plaisirs). Ce dérèglement incontrôlable des sens et des lois est même alors regardé comme un crime.

De nos jours, lorsque les étiquettes de nos vins portent la mention « à consommer avec modération », lorsque notre société condamne la gloutonnerie, la concupiscence ou le recours sans frein aux plaisirs de Bacchus, elle se présente, sans en avoir forcément conscience, comme l’héritière de ce modèle moral d’équilibre et de mesure inventé plusieurs siècles avant la naissance du christianisme. Ce dernier s’est à son tour ingénié à enseigner la tempérance sous toutes ses formes : financière (interdiction de l’usure, condamnation de la cupidité), alimentaire (le jeûne), sexuelle (l’abstinence), etc., jusqu’au renoncement monacal au monde.

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De l’art difficile de l’auto-restriction

Mais qu’en est-il dans le monde du travail ? On lira avec intérêt le rapport du Club des Juristes sur le rôle social de l’entreprise, rendu public en avril 2018.

Il évoque en particulier les entreprises familiales. Au nombre des particularités qui leur sont reconnues, figure en bonne place « une certaine tempérance dans la distribution des profits ». Cela signifie-t-il que les autres types d’entreprises font preuve d’une possible « intempérance » en la matière ? Le risque existe, et a d’ailleurs conduit le patronat à élaborer à la fin des années 1990 un « code de bonne conduite », censé notamment contrarier les appétits démesurés de certains dirigeants dont les rémunérations affolantes mettent régulièrement en émoi l’opinion publique. Ce code, édicté par le Medef et l’Afep, révisé à plusieurs reprises, offre un ensemble de recommandations sur le gouvernement d’entreprise et la rémunération de ses dirigeants.

Luttant à sa façon – toute relative d’ailleurs – contre l’hybris de certains dirigeants en matière de gros sous, le code Medef - Afep met en avant un principe important dans ce domaine sonnant et trébuchant : la mesure. Ainsi est-il précisé que « la détermination des éléments de la rémunération doit réaliser un juste équilibre et prendre en compte à la fois l’intérêt social de l’entreprise, les pratiques du marché, les performances des dirigeants, et les autres parties prenantes de l’entreprise ».

Autrement dit : un peu de modération, de comparabilité, et de bon sens ! Ce n’est évidemment pas un appel à la frugalité - un CEO, même habité de préceptes religieux comme celui de Danone, a rarement vocation à se muer en champion du dénuement matériel -, mais une incitation à éviter les excès et les dérives trop visibles, un appel à une certaine forme de décence (qui rime bien avec tempérance).

C’est ce qui a conduit en 2016 le législateur à rendre obligatoire le vote des assemblées d’actionnaires sur les éléments de rémunération et les avantages de toutes natures des présidents ou directeurs généraux. Pas de quoi proclamer l’avènement d’une ère de sobriété bien tempérée, mais enfin, une évolution quand même vers plus de retenue - réelle ou affichée.

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Et moi, et moi ?

Évidemment, nous avons tous tendance à nous considérer comme plus tempérants que les autres. Nous courons après des augmentations parce que nous sommes performants et uniquement pour voir nos mérites reconnus. Nous ne forçons jamais, croyons-nous, sur les notes de frais. Nous n’exigeons pas trop de nos collaborateurs. Nous n’avons jamais une pensée déplacée - intempestive - ni un regard appuyé sur une personne à notre goût. Nous sommes en total self-control. Bien sûr !

Emportés ? C’est juste une affaire de caractère et de convictions ! Nous sommes mesurés dans nos paroles et dans nos actes ; ceux qui nous trouvent excessifs, injustes, mieux traités, sont des jaloux qui feraient mieux de se regarder. Et quand ce sont les autres qui font preuve de pondération face à nos impatiences pétulantes et intempérantes, ne les jugeons-nous pas mous ou indécis ?

Si l’ardeur de la volonté et du tempérament fait parfois accomplir de grandes choses, elle peut à l’inverse s’avérer totalement contreproductives dans un environnement où l’esprit de nuance, la patiente recherche de l’accord des parties, et une certaine forme de désintéressement seront infiniment plus propices à la réalisation des projets de l’entreprise et à l’ambiance de travail. Tempérance versus tempêtes !

Mais c’est une vertu plus difficile à acquérir qu’à enseigner. « Chose étrange ! On apprend la tempérance aux chiens, et l'on ne peut l'apprendre aux hommes », écrivait Jean de La Fontaine.

Bref, avant de l’exiger de nos collaborateurs, de notre hiérarchie ou même de nos dirigeants politiques, essayons d’en faire ample provision nous-mêmes !

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