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« Le manager est le parent pauvre de l’ergonomie »

L’ergonomie dépasse les conditions physiques de travail, et concerne toutes les populations. Mais les managers en sont trop souvent tenus à l’écart. Comment appliquer les principes de l’ergonomie au travail managerial ?
#Bien-être salarié #Santé
16 février 2016

L’ergonomie dépasse les conditions physiques de travail, et concerne toutes les populations. Mais les managers en sont trop souvent tenus à l’écart. Comment appliquer les principes de l’ergonomie au travail managerial ? Entretien avec Fabien De Geuser, professeur et directeur académique du Master in Management, ESCP Europe.

Comment définir l’ergonomie ?

Fabien De Geuser, ESCP Europe  : L’ergonomie est la science qui vise à faire tenir ensemble la performance économique et le bien-être au travail. C’est-à-dire concilier ce qui est demandé aux gens et ce que cela leur demande, comme l’explique François Hubault, ergonome à Paris I. L'ergonomie a beaucoup été abordée au début du XXème siècle à travers le poste de travail, l’attitude corporelle, mais en réalité cela s’applique à des domaines beaucoup plus larges. Lorsqu’on parle de bien-être, on l’entend sous tous ses aspects : physique, psychique, mental, etc.

Au-delà des conditions physiques de travail

Le bien-être physique n’est que la première étape, la plus « aisée » à appréhender. Historiquement l’ergonomie s’est appliquée aux conditions physiques de travail, en réalité, elle a vocation à aller beaucoup plus loin.

Le travail managérial est-il ergonomique ?

Avant toute chose, il est nécessaire d’étudier ce que les gens font, comment ils travaillent, comment ils construisent leurs compromis opératoires entre ce qui leur est demandé - et ce que cela leur demande. Car il faut réaliser des compromis si on souhaite s’en sortir sur les deux registres. Chacun fait un peu de bricolage entre les diverses exigences qui s’imposent à lui.

On a peu étudié le travail du manager

Or, si on a beaucoup étudié le poste de travail, on a peu étudié le travail du manager. Les sciences de la gestion ne savent pas vraiment ce que fait concrètement un manager, ni comment. Le manager travaille, de fait, avec des outils et des instruments standardisés : budgets, tableaux de bord, etc. On n’en sait pas beaucoup plus. Un des plus grands chercheurs en management, Mintzberg, dès 1973, avait déjà fait ce diagnostic paradoxal : on enseigne et on pratique le management sans savoir exactement ce que font les managers.

Prenons un exemple : à la fin de chaque cycle (mois, trimestre, année), arrive la période des budgets. Il faut alors au manager, à la fois :

  • assurer les résultats qui sont attendus de lui,
  • analyser ces résultats,
  • planifier des objectifs pour le cycle suivant.

Il faut, tout en même temps, atteindre, boucler, préparer, évaluer : autant d’activités très importantes. Comment assurer sur tous les fronts sans dégrader une partie de ce travail ? C’est quasiment impossible. Ainsi, souvent, la prévision budgétaire est-elle faite sans le travail de créativité ou d’analyse qui serait souhaitable, et donc de manière automatique.

Vous parlez de conditions de travail dégradées pour les managers…

Oui, car elles ne tiennent pas compte de la charge de travail, de la cadence, du rythme. Le manager travaille dans des conditions dégradées, il subit ses propres instruments, ceci lui ôte toute possibilité d’exercer sa subjectivité créative.

La conséquence est simple : c’est le mimétisme. On fait comme on a toujours fait, puisque les instruments ne sont pas adaptés. Avec une tendance au rejet : c’est de la faute de la compta, ce budget tombe mal, de toutes façons tout se télescope, comment voulez-vous bien travailler dans ces conditions ? Les gens sont véritablement empêchés dans leur travail.

Comment appliquer l’ergonomie au travail managérial ?

Il y a plusieurs axes, qui visent à diffuser l’ergonomie dans l’instrumentation.

  • D’abord, il faut regarder le travail du manager. Ce n’est pas facile car, par rapport à un travail physique, la méthodologie est difficile à trouver. Ce travail n’a pas d’unité de temps (les horaires de bureau), de lieu (le bureau), ni d’action (il est multitâches).
  • Ensuite, il faut s’intéresser à la santé et au bien-être du manager. La santé est un facteur clé de succès de la performance. Il s’agit du maintien des conditions positives pour réaliser un travail. Dans quel état sont nos managers ? Dans quel état voudrait-on qu’ils soient ?
    • Beaucoup associent le management à un travail intellectuel, c’est-à-dire psychologique, mental. Le corps est mis de côté. Les managers nient l’idée qu’ils mobilisent leurs corps dans le travail, ainsi la question de la santé du manager est-elle focalisée sur une approche mentale, celle du stress.
    • Il y a une différence importante entre la charge de travail physique et la charge de travail psychique. On connaît les maximums envisageables de la première (un individu peut porter jusqu’à tant de kilos), il est beaucoup plus compliqué d’évaluer la charge cognitive maximale d’une personne. L’épuisement physique résulte en un effondrement, alors que l’épuisement cognitif résulte en une fatigue, une dégradation de l’analyse, des capacités de management, etc. En état d’épuisement cognitif, on est, malgré tout, capable de continuer. Une pathologie individuelle devient alors une pathologie organisationnelle.
  • Enfin se pose également la question de l’ergonomie du manager lui-même. Le manager doit être mobilisable, utile à ses équipes. Les équipes ont un rapport à leur manager qui est principalement coercitif. Il y a une notion d’orientation du travail, de contrôle, d’allocation des ressources, etc. Cette perspective coercitive touche les limites du travail intellectuel où les gens ont en réalité besoin d’aide : pour arbitrer face à un client, pour lever des ambigüités, prendre des décisions, etc. Le manager devrait être là pour débloquer les situations qui coincent, pour mettre ses équipes en capacité de faire leur travail. En anglais, on dirait une attitude « enabling ». Définir le rôle du manager dans un rapport à l’ergonomie, cela revient à dire que le manager s’adapte aux besoins de son équipe.

Quels sont les principaux freins à une démarche d’ergonomie pour les managers ?

En France l’ergonomie est souvent encore perçue comme s’appliquant au travail ouvrier, les managers eux-mêmes pensent que l’ergonomie ne les concerne pas.

Il y a une question de confiance. L’ergonomie se fonde sur une question de vulnérabilité acceptée et reconnue. Il n’est pas possible d’être toujours parfait sur les deux tableaux : ce qu’on me demande de faire et ce que cela exige de moi. On se fatigue fatalement. Il faut pouvoir reconnaître cette fragilité. Or le discours prédominant est un discours de puissance et d’invulnérabilité. On vous donne une responsabilité car on vous considère comme capable. Or, pour citer Paul Ricoeur : qu’est-ce qui fait que l’on se sent capable ? C’est d’abord de s’être reconnu vulnérable pour construire les conditions de sa capacité.

Votre conclusion ?

Et si nous reconstruisions le management sur le postulat que nous sommes tous fragiles et vulnérables ? Cela irait à l’encontre de l’idée généralement répandue que l’on est tous capables, et que si on n’y arrive pas, c’est dû à un problème de volonté.

L’ergonomie ne concerne pas du tout que le monde ouvrier. A partir du moment où on considère que l’ergonomie c’est l’équilibre entre santé et performance, on comprend que tout le monde est concerné. On arrive à aborder la question de l’ergonomie par le biais de thèmes comme le burn-out, mais c’est encore peu. Je tombe des nues quand je vois qu’on rechigne à parler d’ergonomie pour les instruments de gestion et le management quand on en parle dans tous les domaines, même pour les brosses à dents !

Fabien De Geuser est Professeur et Directeur académique du Master in Management, ESCP Europe. Il est titulaire d’un Doctorat ès Sciences de gestion obtenu en 2006 à HEC Paris sur le sujet « Travail du manager et ergonomie des instruments de gestion ». Il est également diplômé de HEC Paris, titulaire d’un DEA de sociologie de l’université Paris IX Dauphine et d’un DESS d’ergonomie de l’Université Paris I La Sorbonne.

Propos recueillis par Marine Guillermou pour Manager Attitude.